Monsieur le coordinateur,
Monsieur le président Camara,
Monsieur le président Fabius,
Messieurs, Mesdames les présidents,
Je suis naturellement très heureux de prendre la parole devant vous et de parler de ce sujet important ce matin, à savoir les défis de nos différentes institutions par rapport aux libertés d’expression.
Je pense qu’après la riche journée d’hier où nous avons parlé du cadre normatif et des mécanismes de protection, il est intéressant aujourd’hui de nous pencher sur les perspectives, surtout les évolutions possibles par rapport aux libertés d’expression qui sont une liberté fondamentale, laquelle doit naturellement être protégée.
Je dis d’emblée que la liberté d’expression, en réalité, se trouve et évolue dans le cadre de l’évolution des libertés de façon générale. C’est au sein de l’évolution des libertés de façon générale que se situe la liberté d’expression. Dans ce cadre-là, je pars d’un constat qui m’habite depuis un certain temps. Avant, je l’ai appelé crise de la démocratie représentative, mais je pense que nous pouvons simplement l’appeler les limites de la démocratie représentative.
Je pense que nos sociétés ont évolué. Aujourd’hui, la démocratie représentative a atteint des limites qui font que nous sommes contraints de nous projeter par rapport aux niveaux des défis posés et de chercher à régler les problèmes correspondants. Auparavant, c’était simple, car il existait un principe, selon lequel le peuple élisait des représentants pour une période déterminée. Légiférée en son nom, elle était naturellement composée de lois et de règles qui, généralement, étaient acceptées par tout le monde. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.
Les peuples n’acceptent plus que les représentants, pour un temps plus ou moins long – quatre ans, cinq ans – décident de ce qu’ils veulent et élaborent des lois en leur nom. Il est d’ailleurs fréquemment arrivé qu’ils les contestent dans la rue, souvent de façon violente. C’est ce qui s’est passé dans plusieurs pays, avec les gilets jaunes en France, mais surtout de façon violente en Afrique, parce que la plupart du temps, les lois votées par les représentants du peuple sont contestées dans la rue, ce qui a amené à toutes les conséquences que nous connaissons et qui sont dramatiques. Cela s’explique par le fait que les sociétés évoluent en même temps que la démocratie évolue. De nouveaux acteurs interviennent, qui veulent être impliqués dans l’élaboration des règles. C’est la société civile qui est de plus en plus organisée. Ce sont les syndicats, même si c’est un peu plus ancien, et de façon plus particulière, ce sont les réseaux sociaux qui permettent maintenant, à l’échelle de chaque individu, de donner un avis, informer, etc. En conséquence, toutes ces situations méritent d’être prises en charge pour que la paix sociale continue de régner, sans quoi nous vivrons toujours plus de crises et les problèmes s’ensuivant. C’est pourquoi il faut chercher à codifier ces nouveaux droits.
Il faut parvenir à réfléchir à des mécanismes qui permettent de réguler de façon pacifique et d’intégrer ces nouveaux éléments intervenant pour amener notre démocratie à évoluer. L’élaboration de la loi, par exemple, est désormais menée par l’Assemblée, qui en a la légitimité. Cependant, il faut arriver à trouver des mécanismes en amont pour intégrer les autres forces, de sorte qu’avant qu’une loi importante ne soit prise, il soit possible de consulter, naturellement, les autres forces vives du pays – les syndicats notamment, la société civile – pour intégrer leurs préoccupations dans les lois que nous élaborons.
Si cela n’enlève rien à la légitimité du législateur, je pense que cela contribuera toutefois à établir des lois qui représentent le plus la préoccupation de tous, et à prévenir, ce qui n’est pas aisé. Dans ce cadre, les parlements ont un rôle à jouer. Or la plupart du temps, ce ne sont pas les mieux placés, pour des raisons politiques, pour régler ces problèmes, en ce qui concerne la liberté.
Selon moi, le juge constitutionnel a un rôle important à jouer dans ce cadre, parce que c’est lui, en ultime recours, qui arbitre les problèmes liés à la liberté. Je pense qu’il doit pouvoir s’entourer de possibilités pour améliorer cette situation et introduire des corrections ou des améliorations qui préservent l’essentiel, c’est-à-dire les principes fondamentaux du pays, tout en tenant en compte de l’évolution. C’est là où je vois, pour ma part, le nouveau défi des cours constitutionnelles. S’il existe plusieurs exemples, le temps ne permet pas de les citer. L’exemple le plus récent est, en ce qui concerne la France, la dernière loi sur l’immigration. Je pense que le Conseil a permis un apport, contesté ou accepté, mais dans tous les cas, cela a constitué une forme de positionnement. C’est un élément important dans le rôle des cours constitutionnelles.
Le changement dans l’éthique des juridictions constitutionnelles est également nécessaire. Jusqu’alors, les juges ont une obligation de réserve. Ils interviennent quand le problème est soulevé et dans le cadre d’un contentieux. Il serait favorable que des cours constitutionnelles puissent évoluer dans le sens du Canada, et que les chefs des institutions constitutionnelles puissent donner un avis ou se prononcer par rapport à certaines conditions quand l’équilibre des institutions est menacé.
Monsieur Fabius, vous êtes intervenu la dernière fois dans la presse, ce qui a fait l’objet de quelques critiques. Or je pense que vous avez eu raison, et il est normal que les présidents des conseils continuent d’intervenir. En effet, quand les institutions sont menacées et qu’il y a un risque clair et imminent de prendre des décisions qui, de toutes les façons, rompront l’équilibre, il est favorable que le premier responsable d’une juridiction constitutionnelle puisse donner un avis. Sans quoi, comme cela a été précisé par certains intervenants ici, d’autres donneront leur avis et mal, ce qui créera possiblement de nombreux problèmes.
C’est un élément important des défis du XXIe siècle qu’il faut certainement intégrer et le président du Canada me disait hier qu’il n’a pas l’obligation de réserve par rapport à ces questions et qu’il peut bien donner un avis sur les institutions quand il sent que c’est utile. J’estime cela satisfaisant. Des défis sont à relever de ce point de vue. Ce n’est pas aisé parce que ce n’est pas dans nos traditions. Or je pense que c’est utile.
L’autre aspect des défis, qui doit attirer l’attention dans l’évolution, est la communication. Jusque-là, nous avons l’habitude, et nous avons toujours l’habitude, de rendre notre décision claire, certainement, bien argumentée, froide et de nous en tenir là. Cela génère des commentaires qui déforment le sens de la décision qui a été prise et personne ne réagit à la suite de cela. Nous sommes tellement envahis par des commentaires de tous les côtés que si nous ne rétablissons pas la vérité, nous risquons aussi de ne pas évoluer avec l’évolution du monde. C’est pourquoi je pense qu’il faut que la communication – c’est un autre sujet dont nous avons discuté une fois – joue un grand rôle à ce sujet. En effet, les populations, les peuples ont besoin de savoir ce qui est à la base de la décision du Conseil constitutionnel. La plupart du temps, les peuples ne le savent pas parce qu’ils ne lisent pas les décisions et ils écoutent les propos tenus par leurs concitoyens. Au niveau de la communication, il faut bien que nous sortions de cette attitude de naguère qui voulait que nous rendions les décisions sans plus nous en occuper ensuite. Ce qui va arriver, c’est que les décisions du Conseil constitutionnel, vont être contestées souvent de façon violente, tout comme celles du Parlement. Il existe des exemples de ce qu’il est nécessaire de mettre en place à cet endroit.
Ce sont toutes ces questions qui, de mon point de vue, constitueront les nouveaux défis de liberté et de liberté d’expression. Il faut que nous trouvions les moyens d’intégrer ces nouveaux éléments dans nos actions à venir. Ce n’est pas aisé, c’est souvent compliqué, cependant je pense qu’il faut passer par là pour évoluer.
Cela demande de l’audace, du courage, et de la sagesse, parce que nous savons que nos institutions, quoique les populations veuillent en dire sont quand même justes envers tous et rendent les jugements suivant les dispositions de la Constitution, de l’intérêt général et de l’équilibre des institutions. Nous en sommes tous convaincus, et ce, bien que nous ayons été en politique auparavant, etc. Nous avons cette capacité de pouvoir. Les décisions qui sont rendues le sont toujours dans l’intérêt de l’équilibre des institutions. Nous devons agir en ce sens. Il s’agit de rester ferme sur le fond, c’est-à-dire sans transiger sur les principes. J’ai bien apprécié l’exemple du Conseil constitutionnel du Sénégal qui a traversé une période difficile, et qui a fait montre de sagesse, de courage, de calme permettant de rétablir le fonctionnement normal des institutions. Cela est très audacieux parce que cela n’avait jamais été effectué auparavant. J’étudie en effet toute la jurisprudence du Conseil constitutionnel du Sénégal. Pour juger anticonstitutionnelle une loi constitutionnelle, c’est-à-dire une loi qui réforme la situation, leur jurisprudence a toujours été l’incompétence. Cette fois-ci, ils ont aussi eu l’audace de se substituer au tribunal administratif, ce qui adviendra de plus en plus souvent, parce qu’ils ont annulé le décret convoquant.
Le troisième point important, c’est que ce n’est pas le Conseil constitutionnel qui est compétent pour fixer la date des élections, mais c’est un décret, et ce, dans notre pays comme dans leur pays. Le Conseil a toutefois eu la délicatesse de se substituer à l’exécutif dans la mesure où il y a une carence manifeste. Dès lors que l’exécutif a refusé de fixer la date ou a voulu dépasser la date, les membres du Conseil ont assuré qu’ils étaient absolument compétents pour fixer la date.
Ce sont des idées. J’ai voulu les lancer ainsi et j’espère que nous les approfondirons. Je vous remercie.
